Le général Dominique Trinquant souligne sur franceinfo qu'au-delà du groupe paramilitaire d'Evgueni Prigojine, il y a "300 milices en Russie". Il estime que "si la rébellion est réelle, la stabilité du régime est en cause".

Une "menace mortelle" et un risque de "guerre civile" : Vladimir Poutine a fustigé samedi 24 juin une "trahison" et affiché sa fermeté. Quelques heures plus tôt, Evgueni Prigojine, le chef du groupe paramilitaire Wagner, a affirmé s'être emparé du quartier général de l'armée russe dans la ville de Rostov, et il se dit "prêt à mourir" avec ses 25 000 hommes pour "libérer le peuple russe". Pour le général Dominique Trinquand, ancien chef de la mission militaire française auprès de l'Organisation des Nations unies (ONU), il peut s'agir d'un tournant dans la guerre en Ukraine. La situation reste floue, et la possibilité existe d'une "manipulation", mais le général Trinquand pointe sur franceinfo "une menace d'implosion du système russe". franceinfo : Evgueni Prigogine affirme donc être entré avec ses troupes de Wagner en Russie, dans la ville de Rostov notamment, pour "renverser le commandement militaire". Est ce qu'il faut le croire sur parole ? Général Trinquand : Des images montrent effectivement des éléments de Wagner dans Rostov. Je note au passage la terminologie employée qui est intéressante puisqu'il dit "rentrer en Russie en quittant le Donbass". Or, j'avais cru comprendre que le Donbass avait été annexé. Le deuxième point, c'est que cette rébellion annoncée de Prigojine peut également être une manipulation. On rappelle que depuis le départ, Evguéni Prigojine s'oppose à Sergueï Choïgou [le ministre de la Défense] et à Valeri Guerassimov [le chef de l'état-major].
Prigojine dit qu'il dispose de 25 000 hommes. C'est un chiffre qui est vérifiable ? Il y a bien 25 000 mercenaires chez Wagner ? C''est assez probable. Il était arrivé jusqu'à 35 000 hommes. Il en a renvoyé un certain nombre dans ses foyers, ce qui inquiète d'ailleurs pas mal de populations qui voient revenir des criminels dans les villes et les villages russes. Mais 25 000 hommes, c'est quelque chose de possible.
Des criminels, parce que Wagner a beaucoup recruté dans les prisons de la Russie pour envoyer des hommes au front. Ces 25 000 hommes peuvent vraiment être une menace pour l'armée russe ? La menace d'implosion du système russe est quelque chose que je souligne depuis longtemps. C'est quand même incroyable de penser qu'un Etat comme l'Etat russe est obligé de s'appuyer sur des milices avec des mercenaires en plus de l'armée. Et de les valoriser, en plus, en leur donnant la possibilité d'obtenir la seule victoire – si tant est que ce soit une victoire – à Bakhmout il y a quelques semaines. On parle beaucoup de Wagner, mais il y a 300 milices en Russie actuellement et il y a donc une possibilité d'implosion, de ralliement ou pas avec l'armée ou de parties de l'armée. On se souvient des liens du général Sergueï Sourovikine, qui avait commandé à la fin de 2022 les opérations en Ukraine, avec Wagner. [En mai 2023, Evgueni Prigojine avait affirmé que le général Sourovikine prendrait désormais "toutes les décisions concernant les opérations militaires de Wagner en coopération avec le ministère russe de la Défense". Il saluait en lui "la seule personne avec des étoiles de général d'armée qui sait combattre".] Tout ceci est extrêmement inquiétant.
Cela veut dire que l'armée russe peut potentiellement être déstabilisée, y compris sur le front en Ukraine. Prigojine annonce, lui, que tout ceci n'a aucun rapport avec ce qui se passe sur le front en Ukraine. Toutefois, vous comprenez que si une offensive ukrainienne a du succès et qu'en même temps, il y a des soulèvements en Russie, c'est extrêmement inquiétant globalement pour la stabilité du régime.
Ça veut dire que Vladimir Poutine lui-même pourrait être menacé d'une sorte de coup d'Etat, quoi qu'en dise Prigogine. C'est là que ça reste extrêmement flou. Parce que si Poutine arrive à montrer qu'il tient les rênes malgré cette tentative de rébellion, il montre qu'il est le garant de l'unité russe. C'est là où on a un peu de difficulté à distinguer la manipulation et la réalité dans cette rébellion annoncée.
Pour en revenir à la situation sur le front, Prigogine affirme que l'armée russe est en train de subir des défaites. Pourtant, jusqu'ici, on nous disait que la contre-offensive, notamment côté ukrainien, était en train de prendre du temps. Qu'en est-il réellement ? C'est extrêmement difficile de le savoir. D'abord, parce que les Ukrainiens maintiennent le secret absolu. Et ils ont raison. Et les informations, paradoxalement, ne viennent que du côté russe. Donc aujourd'hui, ce qu'on sait, c'est que l'offensive terrestre a commencé depuis un peu plus de quinze jours, qu'elle avait pour but de définir les axes de progression sur lesquels l'offensive pourrait réellement être lancée. Actuellement, il n'y a que 15%, en gros, de l'armée ukrainienne qui est concernée par les avancées sur trois axes. On est dans l'expectative. Il y a une pause d'une semaine, le temps de faire des mouvements de troupes.
On est donc toujours dans cette phase de "façonnage du front", c'est-à-dire que les Ukrainiens sont toujours en train de frapper en profondeur le dispositif de défense russe. On n'est pas encore dans le moment de la percée. Oui, les frappes en profondeur se poursuivent. On a vu des sabotages, des frappes avec des missiles sur des axes logistiques, en particulier en Crimée, dont le but est de couper bien sûr les forces russes qui sont sur le front de leur logistique. Mais par ailleurs, il y a aussi ces neuf brigades ukrainiennes qui doivent bouger pour aller se mettre en place vers l'axe qui leur a été assigné. Et c'est un peu ce signe-là qu'on attend prioritairement.
Pour l'instant, l'Ukraine ne réagit pas à ces événements. Côté russe, c'est à cette rébellion armée de Prigogine et du groupe Wagner. Mais je pense qu'ils font comme nous. Ils essayent de comprendre, ils essayent d'y voir clair.
C'est potentiellement un tournant dans cette guerre en Ukraine ? Cela peut être un tournant de deux façons. Soit parce que la rébellion est réelle et donc la stabilité du régime est en cause. Soit c'est une manipulation et cette manipulation cache autre chose, c'est-à-dire une déconvenue, peut-être, sur le terrain et sur le front. Ces deux hypothèses, de toute façon, nous amènent à dire qu'il se passe quelque chose et qu'il faut être très attentif à tout ce que nous verrons dans les heures et les jours qui viennent.