Co-auteur du livre « Wagner, enquête au cœur du système Prigojine », Dimitri Zufferey revient pour « 20 Minutes » sur l’avenir de Wagner, un avenir incertain après la mort de son chef dans le crash de son avion le 23 août

Alors qu’Evgueni Prigojine a été enterré discrètement mardi, après avoir été victime d’un crash d’avion le 23 août, une question hante les observateurs la Russie. Que va devenir la nébuleuse qu’avait construite cet ancien restaurateur, dont les mercenaires ont été ou sont déployés en Ukraine, en Syrie ou encore en Centrafrique ? 20 Minutes a posé la question à Dimitri Zufferey, journaliste recherchiste pour la RTS (Radio télévision suisse) et membre du collectif « All Eyes on Wagner ». Il est co-auteur avec Lou Osborn du livre Wagner, enquête au cœur du système Prigojine, à paraître le 15 septembre aux éditions du Faubourg.
Evgueni Prigojine a été enterré dans l’intimité mardi à Saint-Pétersbourg. Cela vous a-t-il surpris ?
Pas vraiment. L’accident de son avion laisse sous-entendre qu’il était devenu une forme de « paria ». Et donc quiconque, aujourd’hui, s’affiche comme étant fan ou ému de Prigojine, surtout quelqu’un avec un peu de pouvoir, risque d’être perçu par le Kremlin comme étant une potentielle source de nuisance.
La disparition d’Evgueni Prigojine et de ses numéros deux et trois dans ce crash ne signifie pas la fin des activités paramilitaires russes. Comme vous le soulignez dans le livre, d’autres sociétés existent et pourraient peut-être s’imposer et reprendre des activités paramilitaires. Vous citez ainsi Convoy et Redut.
Exactement, le concept, le label, la marque, je ne sais pas quel est le meilleur terme à utiliser aujourd’hui, est devenu un outil indispensable pour le pouvoir russe. C’est un outil de déni plausible, un outil extrêmement pratique qui permet d’envoyer, j’allais dire à moindre coût, des soldats expérimentés tout en ayant la possibilité que ce soit eux, qu’il y ait une application russe. La grosse question aujourd’hui, et ça, personne n’a réellement de réponse, c’est qu’est-ce qui va prendre la suite de Wagner ? Je dis volontiers et volontairement le « Qu’est-ce que ? » parce que déjà, on ne sait pas quelle structure [peut le faire]. Et après, qui pour remplacer Evgueni Prigojine ? Aujourd’hui, dans les rangs de Wagner, c’est un peu pour parodier le titre du jeu de France 2, « Tout le monde veut prendre sa place ». Là, c’est un peu « Personne ne veut prendre sa place », parce qu’il faut être charismatique, il faut être en mesure de constituer des réseaux comme jamais, d’assurer une sacrée source de financement pour payer l’équipement et l’armement, et puis, il faut plaire au Kremlin.
Wagner n’est pas une seule entité. Dans le livre, vous écrivez qu’il y a environ 600 sociétés qui sont liées à Prigojine. Vous qualifiez ce système « d’hydre ».
Sur ces 600 sociétés, Prigojine a poussé au maximum le concept de nébuleuse pour rendre sa structure la plus impalpable, la plus intouchable possible. Il faut rappeler que Wagner n’est pas une structure, mais juste une espèce de label. Par exemple, les mercenaires basés en Syrie sont employés d’Evro Polis, qui est une société spécialisée dans l’extraction de pétrole. Donc, il n’y a pas vraiment ce lien [avec Wagner].
N’ayant pas vraiment de compétence en droit des successions russes, il faut aussi voir qu’il y a madame Prigojine qui peut hériter d’une partie des miettes de ce qui reste. L’empire d’Evgueni Prigojine ne faisait absolument pas que du mercenariat ou de l’influence ou de la prédation économique, il y avait des activités tout à fait normales. Il ne faut pas oublier qu’à la base, Prigojine vendait des hot-dogs à Saint-Pétersbourg, puis était actif dans le catering [des activités de traiteur] et dans la restauration
A-t-il gardé cette activité de restauration ?
Cette activité, Concord holding aujourd’hui, existe toujours. Evgueni Prigojine a exploité au maximum les capacités à obtenir des appels d’offres publics venant de l’administration russe. Et par ces capacités-là, il a réussi à se faire quand même pas mal d’argent, à fréquenter beaucoup de monde au sein du Kremlin. C’est un énorme travail de networking [réseau]. Aujourd’hui, celui qui va succéder dans le rôle d’Evgueni Prigojine doit aussi être en mesure de naviguer entre les différents cercles du Kremlin.
Vous venez de mentionner l’activité d’influence de Prigojine. Margarita Symonian, la dirigeante de RT, s’est notamment montrée intéressée par cette partie de l’empire Wagner. Peut-on imaginer un découpage, avec une reprise en main par des médias d’Etat russes de cette partie de l’empire ?
Il y a une partie déjà, le Patriot Media holding, qui a déjà été en partie démantelée et attribuée à d’autres. Après, il y a l’Internet Research Agency, tous ces groupes de réflexion qui sont aussi un peu informels qu’on mentionne [dans le livre], comme la Fondation pour la protection des valeurs nationales. Toutes ces structures-là, on ne sait pas trop ce qu’il va en advenir. Elles ont quand même l’habitude de fonctionner sous une direction privée, avec des forces, un parcours et un idéal tel que Prigojine l’entrevoyait. Mais cela paraît définitivement impossible que des sociétés comme Convoy ou Redut soient en mesure d’assurer tous les services qu’offrait la nébuleuse Wagner.
Que vont devenir les activités de Wagner et en Afrique ? Dans le livre, vous mentionnez une visite d’un ministre russe en Libye. Y a-t-il de nouveaux indices qui ont émergé ces derniers jours sur qui veut reprendre la main de Wagner en Afrique ?
Reprendre la main, c’est justement aujourd’hui la question qui n’a pas vraiment de réponse. On approche du 31 août*. Normalement, les salaires de ces cinq à dix mille mercenaires devraient bientôt être payés. Qui va les verser ? Aucune idée. Il y a beaucoup de discussions qui indiquent qu’il y a une volonté, en tout cas, de reprise en main de la part du Kremlin. Est-ce que c’est pour prendre directement les affaires au risque de créer des besoins humains et matériels au Mali ou en Centrafrique ou en Libye pour l’armée russe, cela semble difficile au vu des difficultés russes en Ukraine
L’incertitude, c’est, est-ce que ceux qui ont combattu jusqu’au 23 août pour Wagner, se sentent-ils toujours, depuis le 24 août, légitimement wagnériens, ou est-ce qu’ils sont prêts à changer de chef ? Il ne faut pas oublier que ce sont des mercenaires. Ils devraient être en mesure de se battre pour qui les payent, c’est l’image historique du mercenaire. Mais Prigojine était quand même une figure très charismatique et fascinante pour ces hommes. Pour l’Afrique, il y a plein d’incertitudes, puisqu’il y a pas mal d’enjeux techniques. Aujourd’hui, concernant l’Ukraine, il semble définitivement acquis que Wagner a quitté le pays. On parle même d’un démantèlement de la base Wagner en Biélorussie.
Avez-vous observé ce démantèlement sur des logiciels de cartographie ?
Sur les dernières images que j’ai pu voir, ça laisserait penser qu’il n’y a pas un renforcement [de la présence des mercenaires]. Mais aujourd’hui, globalement, c’est ça la question, les hommes de Wagner, quels chefs vont-ils suivre ? Parce que si ces 15.000 mercenaires [déployés dans le monde] décident tous de rentrer chez eux, il y a un problème dans la suite des activités du mercenariat de ces paramilitaires russes : Wagner a recruté les soldats les plus formés et les plus entraînés qui ont aussi une bonne connaissance du terrain. Le pool de recrutement n’est pas extensible à l’infini. Et ces paramilitaires-là ont besoin de continuer à travailler.
Que sait-on des prisonniers qui se sont engagés pour Prigojine en échange d’une promesse de libération anticipée ?
Ceux-là, il semblerait qu’ils aient plus opté pour la solution de la survie, c’est-à-dire qu’après leurs six mois, en grande majorité, ils sont rentrés chez eux. Sans compter la masse incommensurable de ceux qui sont morts. Ça, c’est la première catégorie de prisonniers qu’il ne faut pas oublier, malgré tout. La deuxième est rentrée chez elle et il semblerait, mais ce n’est pas complètement confirmé, que certains aient prolongé et qu’on en ait aperçu quelques-uns en Ukraine.
Source: 20 MINUTES